
On commence cette série de portraits avec Fadi. Fadi a 41 ans, il est syrien et il vit en France depuis quatre ans. Quand la guerre se déclare en Syrie en 2011 suite aux manifestations pacifiques du printemps arabe, Fadi se retrouve, comme tous les syriens, au coeur d’une situation géopolitique qui devient vite inextricable. Propriétaire d’un supermarché et chef cuisinier, Fadi essaye de tenir bon mais finit par quitter son pays en 2013 où l’avenir s’assombrit de jour en jour. Voici son histoire, racontée avec ses propres mots.
Un premier stop au Liban
« En 2013, je quitte la Syrie avec mon épouse Rania alors enceinte de notre premier enfant. La situation n’est plus viable pour nous dans ma petite ville du sud de la Syrie. Les forces armées qui contrôlent le pays ne me laissent pas le choix : soit je dois m’engager dans l’armée de Bachar Al Assad, soit je dois rejoindre les rangs de l’armée syrienne libre. Je suis pacifiste et jeune marié, je ne conçois pas d’aller au front faire la guerre à mon propre peuple.
Par la Jordanie, je rejoins le Liban où je connais quelques personnes, ayant travaillé tous les étés depuis mes 16 ans dans divers restaurants de Beyrouth. C’est là que j’ai appris la cuisine. Pendant une année et demi j’attends que le conflit cesse. Mon petit garçon est né et ma femme est à nouveau enceinte et je dépense toutes mes économies en logement et nourriture. La vie est très compliquée pour nous les syriens au Liban. Aucune aide, des permis de séjour à renouveler tous les 6 mois, l’école ou la garderie sont hors de prix.
« Je ne peux pas imaginer un avenir pour mes enfants dans ce pays. »
Par des amis, je trouve un emploi dans un restaurant bio et santé. Ma patronne me prend sous son aile et me trouve un logement au dessus du restaurant. Je cuisine, je livre, je deviens essentiel dans le fonctionnement de l’entreprise. Mais je ne peux pas imaginer un avenir pour mes enfants dans ce pays. Les écoles privés sont très chères : l’équivalent d’un salaire par mois. Les autres écoles ne sont pas bien fréquentées et ne délivrent pas l’enseignement que j’espère pour mes enfants. Le gouvernement libanais ne nous facilitent pas l’intégration. Les syriens sont trop nombreux dans le pays. L’avenir se bouche.
L’Angleterre comme terre promise
En 2015, un de mes amis installé en Angleterre depuis quatre ans me propose de venir travailler avec lui dans son restaurant. Je réfléchis et je me décide à partir. Il faut financer mon voyage et assurer la vie ici de mon épouse et des enfants. Mon fils a 2 ans et ma fille 6 mois. Des amis les prennent en charge en attendant que je m’installe en Angleterre. Et mon ami de Manchester finance mon voyage. La solidarité syrienne se met en place pour me porter vers un meilleur futur.
« Les passeurs nous font monter dans des canots avec juste une chambre à air autour des hanches ou rien du tout. »
Je m’envole donc seul pour la Turquie. De là, le périple commence, il faut traverser la Méditerranée pour atteindre la Grèce. Les passeurs nous font monter dans des canots avec juste une chambre à air autour des hanches ou rien du tout. Ensuite c’est la marche à pieds sous la pluie, sous le soleil, dans la nuit et sans se faire prendre par la police ou les douaniers. J’ai faim, j’ai mal aux pieds, j’ai peur, je pense à ma famille qui attend. Mon téléphone tombe en panne, quelqu’un m’en donne un. Je trouve à acheter des cigarettes, je fume beaucoup. Je dors dehors, ça ne m’est jamais arrivé. J’avais une vie bien confortable avant la guerre.
L’enfer de la « Jungle »
Puis c’est l’arrivée au bord de la Manche dans la “Jungle » de Calais. Des gens nous donne de la nourriture et des sacs de couchage. Je ne connais personne sauf les gens qui ont fini le voyage avec moi. C’est compliqué d’avoir accès aux douches. Je découvre que l’on peut entrer à l’hôpital et je me faufile vers les douches quand je le peux. Chaque jour j’essaie de passer en Angleterre en me cachant dans les camions ou sur les essieux. Chaque jour la police me trouve et me dit : “Reviens demain”. Cela dure 40 jours. Je perds espoir.

Une française et un syrien parcourt la jungle et essaient de convaincre les syriens de demander l’asile en France. C’est compliqué pour moi de prendre cette décision. Je parle anglais. Mon ami m’attend à Manchester. Ma femme et mes enfants attendent au Liban. Mais je n’en peux plus. Je suis très fatigué et désespéré. C’est avec un sentiment d’échec total que j’accepte leur solution de rester en France. Et c’est le départ d’un long parcours dans le dédale sinueux de l’administration française. Je me demande si je ne fais pas une erreur énorme et si je ne regretterai pas un jour amèrement, ce choix “forcé”.
Premiers pas en France
La française et le syrien me place dans une famille française, près de Lille, qui a proposé d’héberger un demandeur d’asile en attendant ma convocation à l’OFPRA. C’est le bureau à Paris qui décide si nous sommes acceptés comme réfugiés en France. Je ne connais pas les codes de la vie française. Je me sens seul. Je suis triste et j’ai perdu espoir dans une vie meilleure. Je ne sais pas quand je reverrais ma famille. Mes frères et soeurs sont éparpillés en Europe et au Moyen Orient. Personne en France. Heureusement ma famille d’accueil est gentille et m’apporte du réconfort. Même s’ils me manquent je sais que ma femme et mes enfants sont en sécurité au Liban avec des amis de confiance, mais j’ai peur pour le reste de ma famille restée en Syrie.
« Je me remets à cuisiner pour me rendre utile dans ma famille d’accueil et passer le temps. »
Huit mois d’attente s’écoulent ainsi. Je m’occupe à essayer d’apprendre le français avec Marie la mère de la famille et François, un retraité qui vient me donner des cours deux fois par semaine. Je ne peux pas travailler sans l’autorisation de l’OFPRA et l’octroi de l’asile. Je me remets à cuisiner pour me rendre utile dans ma famille d’accueil et passer le temps. Je reçois finalement une autorisation de rester en France mais seulement pour un an. Je suis déçu, je pensais obtenir la carte de séjour pour dix ans mais apparemment je ne suis pas assez « en danger » pour cela. Compliqué d’imaginer un avenir sur le long terme avec une échéance si courte.
Ma famille d’accueil m’aide à trouver un emploi en tant que second dans un restaurant libanais de Lille. Je reprends espoir. La cuisine m’est familière et la langue des gérants aussi. Je me sens dans mon élément derrière les fourneaux et je commence enfin à toucher un salaire. Je prends un studio, j’envoie un peu d’argent au Liban et je m’achète deux jeans ! Mais l’argent part vite, entre le loyer, l’électricité, le téléphone, les cigarettes (je suis devenu un gros fumeur, c’est ma soupape de décompression), la famille à entretenir au Liban et mon ami de Manchester à rembourser j’ai du mal à joindre les deux bouts.
La réunification familiale
Mais je travaille dur, mon travail est apprécié et je garde espoir. Avec l’aide de Marie je commence à réunir les papiers pour organiser la réunification de ma famille. Je veux faire venir en France Rania et les enfants. Cela représente beaucoup d’argent : trois passeports, trois visas et trois billets d’avion. Je me sers encore plus la ceinture. Mais j’y arrive. En juillet 2016 on part enfin chercher ma famille à l’aéroport de Roissy. C’est un grand bonheur de serrer mon fils de trois ans dans les bras mais ma fille que j’ai quitté quand elle avait 6 mois ne me reconnaît pas et ne veut pas que je l’approche. Cela durera trois mois.
J’installe ma famille dans le studio mais à quatre avec toutes nos affaires on est les uns sur les autres. Je dois trouver une solution. Marie me propose de revenir dans leur famille mais je suis gêné de les déranger à nouveau. Nous trouvons finalement un deux pièces au rez-de-chaussée dans un quartier de Lille mal famé. Les odeurs « d’herbe » envahissent l’appartement où ma femme reste seule avec les enfants tous les soirs car je continue de travailler au restaurant libanais. Je suis inquiet et mal à l’aise pour elle, catapultée dans un pays dont elle ne connaît ni la langue ni les coutumes, abandonnée pour de longues soirées solitaires dans un petit appartement humide et mal aéré. Sa famille lui manque et l’arrivée en France après les retrouvailles initiales est très difficile pour elle.
« Quand on leur parle en arabe à la maison, ils répondent en français ! »
La rentrée scolaire finit par arriver et c’est un jour marquant pour moi. C’est le but de mon si long voyage et de toutes mes peines : donner un avenir à mes enfants. Les voir à l’école française me remplit de bonheur. Ils s’habituent à ce nouveau pays et à leur école en un rien de temps, bien plus vite que nous, les adultes. Quelques semaines après le début des classes ils parlent un français presque parfait et quand on leur parle en arabe à la maison, ils répondent en français ! En parallèle nous déposons une demande de logement social.
La naissance d’un projet
Je n’ai pas la possibilité de passer chef dans le restaurant libanais et donc d’augmenter mon salaire. Je commence à déposer des CVs dans des restaurants français. Je me sens prêt à apprendre une nouvelle cuisine si on me montre. Le Président, un restaurant de la Grand Place de Lille me donne ma chance ! Je me mets à cuisiner les spécialités des brasseries du Nord de la France : welsh, carbonade flamande ou encore sauce au maroilles n’ont bientôt plus de secret pour moi. Je deviens même le spécialiste des crêpes avec une recette à ma façon ! Mes collègues sont sympathiques et on travaille tous durement. Le plus difficile c’est la braderie de Lille : en non stop de 8h à minuit pendant deux jours. J’en ressors lessivé.
Travailler dur n’a jamais été un problème pour moi, éternel perfectionniste mais mon rêve est de travailler pour moi. J’aimerais avoir mon propre restaurant. Oh, rien d’incroyable mais un petit quelque chose à moi où je pourrais servir ma cuisine en toute simplicité. C’est un projet qui nécessite pourtant que l’on se penche dessus et entre mes horaires importants, la fatigue et ma famille à gérer la réalité de la vie me rattrape et je laisse de côté cette idée. Pour le moment.
Moi, réfugié ?
Je suis contacté pour prendre part au Refugee Food Festival de Lille en juin 2017. C’est un festival qui met en relation des chefs de grands restaurants avec des chefs « réfugiés ». C’est drôle je n’avais jamais aimé être associé à ce mot mais je me dis que ça pourrait être un tremplin pour mon projet de restaurant. Le chef Mathieu Dernoncourt me laisse cuisiner les spécialités de mon pays et y ajoute sa touche gastronomique. Nous servons 180 personnes et c’est un franc succès. C’est une drôle d’expérience, je suis sous les projecteurs et je n’aime pas ça. Je me sens bien mieux derrière mes fourneaux incognito.

Je me rapproche de l’association Singa qui met en relation les réfugiés (encore eux) avec des personnes du pays d’accueil qui veulent mettre leurs compétences au profit de l’intégration de ces réfugiés. Ils m’aident à préparer un business plan. Je ne comprends pas très bien à quoi cela sert mais il paraît qu’il faut en passer par là pour entreprendre en France. On passe beaucoup d’heures à parler de ce que je peux proposer comme formule et comme concept. Mais à l’étape du budget cela coince. J’ai l’impression d’être dans une impasse. Je ne gagnerais jamais assez pour mettre de côté pour ce projet et subvenir aux besoins de toute ma famille.
Escapade parisienne
Marie me propose de nous emmener à Paris pour nous changer les idées. Ma femme n’a jamais vu la Tour Eiffel et j’aimerais lui montrer à quel point la France est un beau pays. Elle a toujours du mal à se faire à notre vie ici, sans famille, sans repères, elle se sent isolée et incomprise. La fille de Marie, Calixte, qui vit à Paris veut nous emmener dans un restaurant syrien de son quartier. En remontant la rue du Faubourg Saint Denis ma femme Rania et moi nous regardons : nous avons l’impression d’être presque de retour en Syrie. L’agitation, le bruit, les cris des maraîchers et des bouchers, les boulangeries pâtisseries arabes, le mix de population, la vie comme on la connaît chez nous. À Lille, à part le dimanche au marché de Wazemmes, il n’y a rien de semblable. Je sens que cela fait plaisir à ma femme, en plus elle adore Calixte.
« C’est bien meilleur à la maison. »
Rania & Fadi
Nous arrivons dans le restaurant syrien et en effet il est tenu par des compatriotes. Calixte me dit qu’elle adore cet endroit. On y sert du bon vin et des mezzés de mon pays. Moi je trouve la déco très bizarre, voire plutôt moche, pas finie. La tuyauterie est apparente et les murs de briques sont nus, le menu est écrit à la craie sur un tableau noir au mur et on mange sur des chaises en bois de bistrot inconfortables. C’est très sommaire, pas du tout l’idée que je me fais d’un restaurant classe. Pour moi un restaurant digne de ce nom ce sont des nappes et des serviettes blanches, des lumières clinquantes, des rideaux et des chaises rembourrées. Rania et moi mangeons par politesse mais on est d’accord « c’est bien meilleur à la maison ».
Le lendemain nous sommes invités chez un ami de Marie qui vit sur une péniche sur la Seine. L’expérience est amusante pour les enfants mais Rania et moi trouvons ce mode de vie très étrange. Une autre fois Marie nous avait emmené passer une nuit dans une cabane dans un arbre de la forêt de Phalempin. Rania avait eu peur de dormir perchée là-haut et on était rentrés chez nous au milieu de la nuit. Notre idée des loisirs est très différente de celle des français. On aime les endroits luxueux à la mode syrienne ce que les français appelleraient « bling-bling ». Je me rends compte dans des moments comme celui-là à quel point nos cultures sont différentes.
Un nouvel espoir
Début 2019, un formidable élan de solidarité mené par Marie émerge pour moi. L’association « Les Amis de Fadi » se crée. Elle comprend des amis de Marie et des personnes rencontrées depuis mon arrivée en France, que mon histoire a touché et qui veulent m’aider dans mon projet de restaurant. L’association se charge de rassembler les fonds nécessaires pour meubler le restaurant tandis que des amis de Marie me prêtent les 15 000 euros nécessaires au rachat du bail commercial. Je n’ose pas vraiment y croire, comme à mon habitude je reste septique et me réfugie dans mon humour pince-sans-rire. Cet humour typiquement syrien qui, comme le dit Sophia Aram dans son billet du 12 décembre 2016, « n’est soluble ni dans le chlore ni sous les bombes » et qui est devenu l’une des armes des syriens pour essayer de garder le moral malgré la tragédie en cours dans notre pays.
« L’humour syrien n’est soluble ni dans le chlore, ni sous les bombes. »
Sophia Aram, Billet d’humeur du 12 décembre 2016 sur France Inter
On cherche activement un local de restaurant et on trouve rapidement une petite brasserie à Lomme. Elle est tenue par un couple qui souhaite partir à la retraite et veulent la laisser à une personne de confiance. Ils font de la cuisine française, du Nord de la France à laquelle leur clientèle est habituée et n’ont jamais rencontré de syrien avant moi. Supporté par l’association dont certains des membres m’accompagnent pour les rencontrer, nous réussissons à les convaincre. La brasserie est dans notre budget et je ne tarde pas à être à la tête du petit établissement. Enfin ! Un petit local à moi.

Mais ce n’est pas tout d’être aux fourneaux, il faut réussir à séduire la clientèle du quartier pour faire tourner l’établissement. Je commence au restaurant en août 2019, une période relativement creuse et ce n’est pas plus mal car il y a énormément de choses à faire. J’aime que ma cuisine soit organisée et rutilante de propreté, ce sont pour moi les qualités essentielles d’un chef. Avec l’aide de certains membres de l’association dont Marie, d’un soutien indéfectible depuis mon arrivée en France, on réorganise toute la cuisine et la réserve, on jette beaucoup et on récure tout. Je décide de garder à la carte les plats de la brasserie chers aux habitués mais je choisis moi-même les fournisseurs, la qualité avant tout ! Je m’emploie à produire les meilleurs frites à la ronde et j’ajoute à la carte des plats et spécialités syriens. Je donne à mon restaurant le nom de « Ananda Délice ». « Ananda » du nom du restaurant où je travaillais au Liban et « Délice » car la brasserie que j’ai repris s’appelait « Le P’tit Délice ». Je me sens enfin chez moi à nouveau. »
J’espère que ce premier portrait vous a plu. Vous l’aurez compris cette histoire est particulièrement importante pour moi car elle me touche de très près. Fadi a vécu des choses intenses et difficiles mais malgré ses doutes et ses peines il s’en est toujours sorti grâce à sa ténacité, ses talents de cuisinier et sa grande générosité. C’est pour moi un modèle à suivre, j’espère que son histoire vous inspirera à vous dépasser vous aussi.
Si l’histoire de Fadi vous a touchée et que vous voulez le soutenir, allez liker la page Facebook de son restaurant Ananda Délice et/ou encore mieux allez goûter sa délicieuse cuisine directement !
Ananda Délice, 13 rue Victor Hugo, 59160 LOMME, ouvert tous les jours midi et soir, sauf le dimanche soir.
Merci Calixte,
C’est très émouvant pour moi aussi, et tellement encourageant aussi !!
Oui, c’est encourageant de voir tout ce qu’on peut faire en se soutenant les uns les autres dans un bel élan de solidarité !
Merci Calixte pour ces pages remplies d’émotions et d’amour.
Ce texte est trop beau. Bravo à tous ceux qui accompagnent Fadi et bravo à Fadi.
Merci Nathalie 🙂 C’est Fadi et son parcours incroyable qui m’ont inspiré, il méritait au moins ça 😉
Excellent restaurant
Pour vos soirée et groupe un délice !!!
Ness
Je confirme ! Ambiance très sympa en groupe aussi !
Très beau portrait
Hâte d’y aller
Bravo Calixte pour ce beau portrait d’un homme courageux !