
Quand notre Président de la République a annoncé à plusieurs reprises « Nous sommes en guerre », en parlant de guerre sanitaire contre le Coronavirus, j’étais devant la télé à côté de ma grand-mère. S’il y a bien une personne qui l’a connue la guerre c’est elle. Agée de quatre ans au début de la Seconde Guerre Mondiale, c’est une période qui a fortement marqué son esprit comme celle de tous les français. Cela m’a donné envie de raconter son histoire. L’histoire d’une petite fille puis d’une jeune femme (presque) ordinaire qui a choisi son destin, contre la volonté de sa mère et qui est devenu un exemple d’abnégation de soi.
Qui es-tu ?
Je m’appelle Marie-France mais je suis plus connue sous le nom de Baba. Ce surnom me vient de ma première petite fille qui, n’arrivant pas à articuler pour m’appeler, disait « Ba…ba…ba » et puis c’est resté. J’ai 83 ans, 6 enfants, 21 petit-enfants et un arrière-petit-fils. Je suis originaire du Nord de la France, de Hem exactement. Mon père était un industriel du textile et l’usine familiale de teinturerie se trouve encore à Hem, elle est tenue par un de mes neveux. Ma mère s’occupait de nous à la maison. J’ai vécu presque toute ma vie dans la maison que mes parents ont fait construire à côté de l’usine dans les années 30, j’y suis même née en 1936.
Tu as vécu la guerre de tes 4 à tes 8 ans. En conserves-tu des souvenirs ?
Je me rappelle très bien de l’exode de juin 1940 lorsque les allemands avaient envahi le nord de l’Europe après la percée de Sedan. Mon père avait été fait prisonnier en Bretagne dès fin 1939, ma mère nous avait donc chargés dans la voiture mes deux frères et moi, direction le Touquet. Mais c’était la mauvaise décision de fuir vers le Nord, on est resté bloqués dans le village de Ecquemicourt pendant un mois avec ma tante et mes trois cousins. Puis on est revenu dans la maison familiale à Hem qui avait été vandalisée entre temps par les anglais et les allemands, particulièrement la cave à vin bien fournie de mon père. Je me rappelle les tâches de vin sur les magnifiques tapis de laine (qui sortaient de l’usine de tissage de mon grand-père).
« Nous n’avions ni eau chaude, ni chauffage central. »
Pendant quatre ans nous avons vécu dans notre maison de Hem à cinq avec la jeune bonne, une fille de mineurs qui étaient avec nous depuis ses 14 ans. À l’époque nous n’avions pas de frigo, les denrées étaient rangées dans la cave. Un soir ma mère nous a demandé à mon frère et moi d’y descendre. Nous avions tellement peur que nous avons laissé la lumière allumée. Un rayon lumineux a filtré à travers le soupirail de la cave jusque sur la rue alors qu’on devait respecter un couvre-feu à partir de 21h. Ma mère a été très fâchée de cela car ça aurait pu nous attirer la foudre des allemands. Nous n’avions ni eau chaude ni chauffage central, nous vivions essentiellement dans la cuisine autour de notre unique poêle.
Une fois par semaine ma mère s’en allait à Lille en tramway et arrivait à acheter du chocolat, des cigarettes et d’autres articles de confort mais on n’avait pas le droit d’y toucher. Elle les envoyait par colis à mon père qui a passé quatre ans prisonnier dans une ferme agricole en Allemagne. Mes grand-parents vivaient dans leur grande maison à côté de la notre. Henri « suc’ gris » (parce qu’il mangeait son pain avec de la cassonade, le sucre gris du nord de la France) un ancien ouvrier de l’usine qu’ils hébergeaient, s’occupait de leur potager qui nous fournissait à tous des légumes. Entre les légumes, les tickets de rationnement et le fait que nous étions des petits mangeurs, je ne me rappelle pas d’avoir manqué mais ce n’était pas l’abondance non plus.
« Ils se retrouvaient dans les bistrots de la place d’Hem et logeaient dans les grandes maisons de la ville. »
Libération de Hem par les américains
Un jour en plein hiver les allemands sont venus chez nous, ils cherchaient un poêle pour se chauffer. Ma mère leur a expliqué qu’elle était seule avec des jeunes enfants. Ils lui ont donc laissé notre poêle. Ils se retrouvaient dans les bistrots de la place d’Hem et logeaient dans les grandes maisons de la ville mais nous ont laissé tranquilles. J’allais à l’école chez une veuve qui avait perdu son mari tôt pendant la guerre et qui faisait classe pour s’en sortir. C’était à trois kilomètres à pieds, que l’on parcourait tous les jours avec mon frère, par tous les temps. L’hiver nos pantalons de laine était tellement imbibés de neige qu’on devait les retenir avec les mains au niveau de la taille !
« On est allés les voir défiler, ils nous lançaient du chocolat et des oranges ! »
En novembre 1943, le jour de la saint André, mon père qui s’appelait André est revenu. Il avait une permission de 15 jours mais il n’est jamais reparti. Il n’avait pas maigri, au contraire il était plutôt bien nourri dans sa ferme où il mangeait beaucoup de pommes de terre. Puis, enfin, c’était la fin de la guerre ! Le 5 septembre 1944 les américains sont arrivés pour nous libérer. On est allés les voir défiler avec mon frère, ils nous lançaient du chocolat et des oranges ! Les jeunes femmes les embrassaient et tout le monde était heureux, chantait et dansait !
Quel parcours d’éducation as-tu suivi ?
Après la guerre je suis allée dans une institution pour filles chez les soeurs dominicaines à Roubaix. En 6ème j’ai eu un malaise dans le tramway suite à un arrachage de dent. Ma mère n’a plus voulu m’envoyer à Roubaix et m’a mise au pensionnat chez les dames de Saint Maur au château de Callenelle en Belgique. J’y suis restée six ans. Six ans d’éloignement forcé avec ma famille. Je ne pouvais rentrer qu’une fois par trimestre et ensuite au maximum une fois par mois. Je ne voyais plus mes cousins ni ne participais plus aux réunions familiales. Je n’ai jamais compris pourquoi ma mère avait choisi d’éloigner ainsi sa seule fille.

« J’ai appris à devenir la parfaite femme au foyer : repassage, ménage, dressage de table et cuisine. »
Au pensionnat l’éducation était très stricte et prude. On se lavait en robe de chambre sans jamais se déshabiller complètement, on devait baisser les yeux quand des personnes extérieures entraient dans l’enceinte du bâtiment. J’ai terminé mon pensionnat par un CAP Arts Ménagers. J’y ai appris à devenir la parfaite femme au foyer : repassage, ménage, dressage de table et cuisine. Le CAP se déroulait normalement en trois ans mais au bout d’un an j’avais validé tous les cours. Lors de mon examen, j’ai du repasser parfaitement une chemise d’homme et j’ai eu à cuisiner une raie au beurre noir. Malgré mon eau de cuisson un peu trop frémissante je l’ai remporté haut la main. Les jeunes filles du pensionnat se destinaient (ou plutôt leurs parents les destinaient) à tenir une maison, s’occuper des enfants et recevoir les clients d’un futur mari homme d’affaires.
« J’ai tenu bon car j’aimais ce métier, j’aimais être utile aux autres. »
Je ne l’entendais pas de cette oreille et quand ma mère m’a emmenée visiter une institution de formation pour devenir dactylo et faire le secrétaire, je le lui ai clairement fait comprendre. J’avais pris la décision avec deux de mes amies de passer le concours pour devenir infirmière. À 18 ans je suis retournée chez les soeurs dominicaines à Roubaix pour préparer mon concours. Il n’était pas nécessaire d’avoir le bac pour se présenter. Le concours d’infirmière en poche, j’ai été directement plongée dans le bain à 19 ans. La France manquait d’infirmière et nous les nouvelles recrues avions du pain sur la planche. Sur 21 élèves de ma classe, seules 14 ont terminé la formation deux ans et demi plus tard, en 1957. Certaines se sont mariées ou sont tombées malades, les autres ont abandonné devant la difficulté du terrain. Mais moi j’ai tenu bon car j’aimais ce métier, j’aimais être utile aux autres.
Comment as-tu rencontré ton mari et père de tes enfants ?
C’est une histoire un peu triste. Quand j’ai eu 25 ans j’ai contracté la tuberculose pulmonaire. La médecine du travail m’a renvoyée chez moi en convalescence. C’est à cette période que j’ai d’abord fréquenté Jean Dessort, un ami d’amis de Roubaix. Il était issu d’une famille plutôt bourgeoise. Son grand-père était lainier et s’occupait de l’import-export de laine avec les États-Unis et le Brésil. Le père de Jean était décédé jeune et sa soeur aussi, à l’âge de 22 ans. Jean vivait donc seul avec sa mère qui se raccrochait à lui et enchaînait les petits boulots. Nous nous sommes rapidement fiancés.
Ma mère a reconnu en Jean le gendre idéal, il était de la région et d’une famille qui évoluait dans le même cercle que la notre. Nous avions prévu de nous marier le 2 septembre 1961. Mais début août, un mois avant le mariage, un terrible accident s’est produit. Jean a été victime d’un abcès au cerveau. Les médecins n’ont rien pu faire. Il est décédé de façon foudroyante. Naturellement cela m’a anéantie.
Encore en convalescence et pour changer d’air, j’ai pris l’habitude de partir à la montagne, dans le village de La Clusaz en Haute-Savoie. J’ai d’abord emmené la mère de Jean, puis j’y suis retournée avec mon frère. En parallèle, j’avais repris mes études pour passer le bac. J’avais dans l’idée de devenir médecin, ce qui ne plaisait pas particulièrement à ma mère. Ce n’était pas un métier convenable pour une jeune femme. Un jour de février 1962, je croise un beau jeune homme sur une piste de ski. Mais quand il me voit rejoindre mon frère il croit reconnaître en lui un fiancé. L’histoire aurait pu s’arrêter là.

C’était sans compter qu’à l’époque le village était tout petit. Deux jours plus tard, nous tombons nez à nez l’un sur l’autre chez le marchand de journaux. Le beau jeune homme se prénommait Alain. Il exerçait la profession de « boueux » dans le Sahara algérien. Il devait surveiller et ajuster les paramètres de la boue de forage pour garantir la bonne sécurité du puits de pétrole. C’était un travail harassant par cycle : cinq semaines dans le désert, deux semaines de repos. C’est lors de l’une de ces périodes de repos que l’on s’est rencontrés sur les pistes de La Clusaz.
« Si vous le mettez à la porte, il reviendra pas la fenêtre ! »
Jeanne, notre femme de ménage à l’époque
Ses parents vivaient à Metz mais étaient originaires de Strasbourg, d’une famille de militaires. En tant qu’enfant de général, il avait beaucoup déménagé et avait vécu huit ans au Maroc. Je l’ai invité à Hem pour le présenter à mes parents. Mais ma mère ne l’a pas entendu de cette oreille. C’était un inconnu, exerçant un métier hypothétique et dont elle ne connaissait pas la famille. Elle l’a mis à la porte. Jeanne, notre femme de ménage à l’époque l’avait pourtant prévenue « Si vous le mettez à la porte, il reviendra par la fenêtre ! ». Elle avait vu juste. Malgré le fait que ma mère interceptait mon courrier pour que je ne reçoive plus ses lettres, nous avons persisté. Grâce à la complicité de ma belle-soeur que je prenais comme prétexte pour continuer à le voir.
« Je lui ai répondu -sinus(x). Cela a suffi à me faire immédiatement acceptée. »
Je suis allée rencontrer sa famille à Metz. Mon beau-père, ancien militaire et prof de maths m’a demandé quelle était la dérivée de cosinus(x). Je lui ai répondu -sinus(x). Cela a suffi à me faire immédiatement acceptée. Nous nous aimions et ma mère a fini par se faire une raison. Il était cependant hors de question que je parte au Sahara. Alain a donc trouvé un travail en France et nous nous sommes mariés le 27 octobre 1962.
Comment gérais-tu ta carrière et l’éducation des enfants ?
Je reconnais que mes parents m’ont été d’un grand secours. Nous avons d’abord vécu trois ans dans la Nièvre à Decize où Alain avait trouvé du travail. Nous avons eu nos deux premiers enfants là-bas, même si je revenais toujours dans le Nord pour accoucher. Je travaillais le matin et le soir à l’hôpital en tant qu’infirmière et je m’occupais des enfants l’après-midi en me faisant aidée des voisines. Nous sommes ensuite revenus chez mes parents à Hem car Alain a repris ses études à partir de la seconde pour devenir kinésithérapeute. Pour ma part j’avais abandonné la reprise de mes études. Pendant un temps j’étais la seule à travailler et vivre dans la maison de mes parents m’a beaucoup aidée, financièrement et avec les enfants. À la naissance du quatrième, j’ai arrêté de travailler pendant 7 ans pour m’en occuper. Nous avons eu six enfants en tout, qui remplissait la maison de joie et de cris mais qui me donnaient beaucoup de travail. J’ai repris mon poste d’infirmière en 1977 d’abord à mi temps et à partir de 1979 à temps plein, de nuit et jusqu’à ma retraite en 1997.
Je jonglais entre le service de nuit et l’éducation des enfants la journée. Une journée type se déroulait ainsi :
- Je rentrais du travail le matin à 6h30, je levais les enfants et les préparais pour les emmener à l’école
- De retour de la conduite scolaire je dormais jusque 14h environ
- Je mettais en route le repas du soir et j’allais chercher les enfants à l’école à 16h30
- J’aidais aux devoirs et au repas avant de partir travailler pour 20h30
Quand j’ai arrêté après 20 ans à suivre ce rythme j’étais épuisée. Les enfants étaient grands mais les petit-enfants sont arrivés et le cycle de la vie recommençait ! J’ai mis plus de 10 ans à retrouver un rythme normal et me coucher le soir à une heure décente. Mes petit-enfants savaient qu’ils pouvaient venir me trouver dans la cuisine au milieu de la nuit en cas de cauchemar. Il n’était alors pas rare que je cuisine des confitures ou que je repasse jusque 3h du matin car le sommeil ne venait pas.

Quel conseil pourrais-tu donner aux jeunes mères actuelles ?
Je leur dirais de chérir leur sommeil. Ce qu’il faut pour tenir le coup c’est dormir. Il n’y a rien d’autre. Il faut arrêter de faire tout ce qu’on peut faire dans la maison et dormir. Je me souviens des conduites de mon dernier enfant à l’école à Valenciennes. Il avait 15 ans et il conduisait à l’aller pendant que je dormais. Au retour je devais lutter pour ne pas m’endormir au volant. Je m’arrêtais sur les aires d’autoroute pour somnoler 5/10 min en ne rêvant que d’une chose, atteindre la prochaine aire pour pouvoir me reposer à nouveau. En plus d’être très dangereux, c’est l’un des plus durs souvenirs de cette période. Mais j’avais choisi ce travail de nuit pour être présente pour mes enfants et mon sommeil était un sacrifice nécessaire. J’ajouterais qu’il ne faut pas négliger le pouvoir d’un bon verre de rouge et d’un délicieux dessert. (rires)
Comment as-tu vécu l’évolution des technologies ?
Je trouve que les nouvelles technologies sont très utile et j’aurais aimé avoir tous ces ordinateurs plus tôt, notamment à l’hôpital. Les infirmières n’ont plus besoin de remplir et transporter des tonnes de papier et de tableaux. Concernant le cercle privé, je trouve qu’il ne faut pas utiliser les téléphones à table, ça empêche les discussions de famille. J’ai un fils et trois petit-enfants au Canada et je vais les visiter une fois par an. Là-bas l’éducation est assez différente de l’éducation française. Les écrans sont beaucoup plus présents. Il n’était pas rare que les enfants rentrent de l’école et partent s’isoler dans leur chambre avec leur écran sans même me dire bonjour.
Si tu étais un animal, lequel serais-tu ?
Je pense que je serais un poussin ou une poule car elle nous donne des bons oeufs et mange nos déchets. C’est un bel animal de nos campagnes, utile et qui n’aime pas le gaspillage.
J’espère que ce portrait vous a plu ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez ou ce que vous en avez retiré en commentaire. A presto !
Magnifique portrait d’une magnifique femme ❤️ C’était trop chouette a lire. J’espère que tu vas bien pendant cette période de confinement. Hâte de te revoir et de faire la connaissance de Lazare
Merci Maïa pour ton commentaire qui me fait chaud au coeur ! Nous allons tous bien bien pour le moment 🙂 Nous ne sortons pas, nous protégeons Baba au maximum.
A très bientôt !
Très beau texte Calixte! J’ai même appris des choses que je ne connaissais pas de Baba.
Rien ne peut me faire plus plaisir que de rendre à la famille son histoire ! Merci Loïc !
Quelle histoire ! Magnifique Baba !
Merci ! En effet une histoire qui mérite d’être racontée 🙂
Superbe travail de mémoire, on a essayé un temps de convaincre le père de Baba de le faire a son époque, en vain. C’est tres important pour ses enfants, petits enfants et arrière-petits-enfants ( mais quel age a t elle ? ) Un grand bisou a ma Tante préférée. Fred.
Merci Fred ! En effet profitons-on tant qu’elle est auprès de nous 🙂 Cela va lui faire 84 ans en mai, déjà !
Bravo Calixte.
Magnifique portrait de Baba que j’admire et apprécie beaucoup
Bisous
Cathou
Cathou, c’est super gentil merci 🙂
Quelle Baba fantastique 😉
Coucou Calixte,
Fabuleux ! Extra !
Merci à toi pour ce récit, grâce auquel j’aI pris un bain de jouvence !
Les vacances passées à Hem : maison des Grands parents, de Marie France (Baba) et d’Alain avec les six Couz (!) sont mémorables, que du Bonheur !
Merci merci – bisous à vous tous
Agathe
Merci beaucoup Agathe !! Que de souvenirs pour tout le monde en effet et quelle vie incroyable 😉
On vous embrasse tous ! Prenez soin de vous
J’ai eu beaucoup de plaisir à connaitre la jeunesse de Baba. Je constate que le courage est la principale qualité des portraits que tu dresses et je comprend que ces belles personnes t’inspirent
Hello Nathalie,
Tu as vu juste, le courage d’assumer ses choix et d’aller de l’avant sont des valeurs importantes pour moi et que je trouve particulièrement inspirantes 😉